lundi, décembre 04, 2006

Vous connaissez l'histoire de Jesse James ?


Aujourd’hui, 3 décembre 2006, c’était l’anniversaire de Jean-Luc Godard.

Je cherche mes mots, mais non, décidément, aucun ne semble être la hauteur de ma dette.

Quelle dette plus grande peut-on avoir qu’envers qui vous a donné la foi ? Envers ceux qui vous ont donné la vie ? Peut-être. Mais cette dette, que vaudrait-elle elle-même, si rien ni personne ne vous avez conduit à accorder à la vie une telle valeur - un tel « crédit » ? Et lorsqu’il s’agit de foi en la vie - en la vie tout court, pas seulement celle qu’on a actuellement, mais toutes celles qu’on pourrait avoir, ou « donner », voire même « créer » -, le cadeau est inestimable et la dette, par conséquent, incalculable.

Bref, le fou d’Anna m’a rendu béat, éternellement béat, pour ne pas dire baba : vous comprendrez donc que, dés qu’il s’agit de parler lui, j’en perde non seulement mon latin, mais mon « b-a, ba » et que je n’aie plus, à ma disposition, pour tout moyen d’expression, que mon pauvre corps et sa capacité à se mouvoir et s’émouvoir, c’est-à-dire, ici, à se troubler et à me trahir.

Mais il ne s’agit pas que de moi - sinon je l’aurais gardé pour moi.

Tous ceux qui aujourd’hui occupent une position d’auteur dans le champ du cinéma doivent quelque chose à celui qui, plus qu’aucun autre, en a fait toute une politique et du cinéma lui-même, toute une histoire - sans pour autant, d’ailleurs, que ni l’une ni l’autre puissent jamais être dites, en aucun de leurs moments, « tout d’une pièce » (à l'image de son cinéma, le moins sensible qui soit au « prestige de l’uniforme », celui qui a sans doute le plus fait pour faire mentir la fameuse prophétie de Kafka prévoyant - bien plus : donnant à voir et à craindre - dans l’enregistrement cinématographique l’ultime tentative de mettre un uniforme à notre oeil).

Dans le champ du cinéma et, sans doute, bien au-delà. Car si l’œuvre d’art, aujourd’hui, possède encore une quelconque « aura », et cela bien au-delà de son audience réelle, elle le doit certainement à tous les artistes qui, comme Godard, continuent à croire en ses possibilités - et ce bien au-delà de que permet la doctrine officielle en la matière et de ce que se permettent ses officiants mandatés, ses pratiquants patentés (les fameux « professionnels de la profession ») et ses fidèles autoproclamés - et à y faire croire, d’abord en lui demandant « l’impossible », ensuite en en obtenant l’impensable, c’est-à-dire, pour l’homme de peu de foi, des miracles, mais non pour le « créateur », pour qui ces choses-là sont « dans l’ordre des choses » - lui dont la routine, sinon le métier, est d’inventer, de trouver - et de trouver ces choses que la routine des autres les empêche même le plus souvent de chercher ou en tout cas de rechercher « vraiment » , activement - toutes ces choses « simples » quand on y pense, mais auxquelles justement il fallait penser pour les trouver et les trouver simples - toutes ces choses qui ne sont de l’ordre de « l’impensable » que parce qu’on n’y a pas encore pensé, parce qu’on ne se tient - et ne se fie - qu’à ce à quoi qu’on a déjà pensé.

Mais, pour dire cette dette-là, je n’aurai pas à chercher mes mots, Pierre Bourdieu en a déjà trouvé pour moi (à propos de Baudelaire) :

« Paradoxalement, les actes extra-ordinaires de rupture prophétique que les héros fondateurs doivent accomplir travaillent à créer les conditions propres à rendre inutile les héros et l’héroïsme des commencements (…) » (Les règles de l'art, Paris, Seuil, 1991.)

Le « héros » d’un temps devient vite inutile pour ceux qui bénéficient du confort dont les ruptures qu’il a accompli ont créé les conditions (ruptures qui ne vont pas sans un certain inconfort, nécessité dont le prophète doit faire vertu, ce qui ne le prédispose guère à en goûter tranquillement les fruits), même s’il demeure un exemple - qu’ils citeront par la suite, et régulièrement, avec un mélange de reconnaissance et d’orgueil d’avoir su le reconnaître - pour ceux qui doivent au moins découvrir ces possibilités qu’ils n’ont plus à inventer (il n’est pas rare que ce soit la vision de ses œuvres de « l’époque héroïque » qui révèle aux « nouveaux entrants » cet univers de possibles - ainsi que, par la même occasion, le fait qu’il les a inventés). Inutile et même nuisible pour tous ceux qui se contenteraient bien de ce confort, si d’aventure il s’obstine dans son héroïsme qui redevient dès lors hérésie, mais encore plus intolérable puisqu’elle l’amène immanquablement à remettre en question celles-là mêmes de ses propres hérésies qui sont devenues articles de foi et qui, parfois, par mesure de prudence, lui auront valu une canonisation de son vivant bien faite pour lui faire goûter de façon anticipée aux « joies » du repos éternel. Ce pourquoi Godard, qui a d’autant moins renoncé à la rupture (qui, avec lui, ne saurait être tranquille) qu’il a renoncé, depuis trente ans au moins, à la prophétie (et n’attend donc plus rien de l’avenir, et surtout pas qu’il lui donne raison), prive à chaque anniversaire les gens de cinéma du héros mort qu’ils aimeraient bien qu’il soit déjà (ce pourquoi également je les célèbre) et, à chaque film propose une nouvelle source d’inspiration à tous ceux qui souhaitent devenir, comme le suggérait une affiche stratégiquement (dé)placée de l’exposition Voyage en utopie , « les auteurs de leur propre confort ».

Mais je préfère ne pas m’appesantir davantage sur ce point de discorde.

Cela déplairait j’en suis sûr, à Jean-Luc lui-même qui n’a jamais posé au « poète maudit ». En fait, je dirais même que si son exemple m’a servi toujours, c’est pour une part non négligeable comme contre-exemple et antidote à une telle façon de vivre la vie artistique et la vie d’artiste. Je l’ai toujours vu - et il s’est toujours présenté, ce me semble, plutôt comme « le brigand bien-aimé ».

Bon anniversaire à toi, vieux bandit.