dimanche, juin 03, 2007

Censures

Dans une mobilisation de ce type, donc, c’est peu de dire que « tout est politique » : ce qui est politique, dans ce cas, ce n’est pas simplement ce qu’on y manifeste (et qui est en quelque sorte réduit à sa plus simple expression : le fait d‘exister, et d‘exister comme une force, une force sociale, un élan collectif, un collectif et non seulement une masse ou un nombre - un collectif dont l’union fait la force plus encore que la masse ou le nombre -, une force « qui compte », avec laquelle il faudra compter, qu’il faudra reconnaître), c’est le simple fait de le manifester (de rendre cette existence visible, avec ses raisons d’être, et de la rendre publiquement visible, « officielle »).

La censure qu’elle défie est des plus rigoureuses et des plus paradoxales : les « normes » à qui elle prétend donner « force de loi » (même - surtout - quand leur existence n’est pas reconnue par la loi) sont censées avoir pour elles - d’après ses propres termes - la force de « l’évidence » ou du « naturel »; elles devraient s’imposer d’elles-mêmes, sur le mode du « cela va sans dire » sinon du « cela va de soi »; elle préférerait ne pas avoir à s‘exprimer; à la limite, elle ne devrait pas avoir à s’exercer; elle est donc d’emblée vindicative : « je ne devrais pas avoir à vous le dire », « ne me m’obligez pas à vous le rappeler », a-t-elle toujours un peu l’air de marmonner dans sa vieille barbe; ce n’est jamais qu’à contrecoeur qu’elle énoncera des « principes » que nous devrions connaître non seulement « par coeur », mais « par corps »; ses rappels à l’ordre, elle les fait passer de façon privilégiée par signaux pré-verbaux - sinon pré-discursifs - et des voies que la raison raisonnante ignore (c’est pourquoi son action aussi bien que les principes de son action sont si difficile à énoncer - sans parler même de les dénoncer); de là l’importance en ces matières de tout ce qui est de l’ordre du regard et notamment du regard qui « n’en dit pas plus » mais « n’en pense pas moins », du regard appuyé, insistant - insistant d’abord sur le fait qu’il vous voit, qu’il vous a vu, qu’il vous a surpris, que vous ne pouvez vous y soustraire, mais aussi qu’il ne devrait pas à avoir à insister, à vous faire remarquer qu’il vous re-marque, qu’il est là et bien là, qu’il était déjà là et bien là, ne serait-ce que virtuellement, dans ce qu’il ne fait que remarquer, dans ces marques déposées qu’il reconnaît maintenant, qu’il ne fait que reconnaître, qu’il ne devrait pas avoir à vous rappeler sa présence et ce qui est présentable en sa présence - ce fameux regard insistant et enveloppant, aimant parfois, mais toujours jaloux ou inquisiteur d’Autrui selon Sartre - de l’autrui qui instaure son altérité par l’exclusive, par le refus de me reconnaître ni comme autre lui-même ni comme autre que lui-même, regard aliénant, regard intrusif, étranger, regard qui vous rend étranger en vous fixant comme une bête curieuse, comme un insecte, regard du dieu jaloux qui lui faisait dire « l’Enfer c’est les autres ». (Mais il ne s’agit pas de n’importe quels autres : les damnés qui hantent cet enfer ne sont en réalité que ceux qui veulent bien y croire, ou ne peuvent faire autrement : ceux qui croient au dieu jaloux ou sont tentés d’y croire ou d’y faire croire ou de se prendre pour lui.)


De là que, l'année dernière, nous ayons pris en photo quelques-uns des gens qui nous regardaient de leur balcon. Non pour les "montrer du doigt" et ainsi les "mettre à l'index", mais parce que justement nous pouvions "les voir en peinture" : regards complices et détendus le plus souvent, curieux ou perplexes parfois, mais pratiquement jamais "inquisiteurs" ou "voyeurs". En tout cas, vous n'en verrez pas ici.







Explication de texte

Aux yeux des gens respectables - de ceux qui ont le genre respectable ou bien qui cherchent désespérément à se le donner - une telle manifestation d’irrespect (une prise de distance aussi « voyante » par rapport à leur sens « intime » - sinon « inné » - c’est-à-dire, en fait, non-distancié ! - des distances « à respecter » - et à afficher - et des limites « à ne pas dépasser », qui sont pour eux de l’ordre de l’« évidence »), une telle manifestation, donc, ne peut manifester qu’une chose : c’est que, désormais, « tout est permis ». Les autres m’accorderont, je l’espère, que certains désirs, certaines aspirations, certaines revendications ne peuvent parvenir à l’existence pratique - avant même de faire valoir leurs raisons d’être et leur légitimité à s’exprimer - sans transgresser les frontières du « possible », du « faisable » et du « pensable » dans leurs univers d’origine, ni parvenir à l’existence publique sans remettre en cause les limites du « présentable » et du « représentable » dans l’espace public ni enfin, bien entendu, parvenir à la reconnaissance publique sans « défendre son morceau de beefsteak symbolique », comme dit Jean-Claude Passeron, et, par conséquent, appeler à modifier la carte, sinon l’ordonnance, du monde social, de l’univers connu et reconnu  : bref, que, pour certaines « causes », il n’y a d’autre choix « réaliste » que de « demander l’impossible », et de le demander, bien entendu, sans demander auparavant la permission de le demander. Si bien que si, aux yeux de certains, l’existence de telles manifestations signifient que « tout est permis » dans le monde social d’aujourd’hui, à mes oreilles elles ne font que rappeler que « tout est politique », nécessairement politique, dans la venue à l’existence publique de ce que ce monde rejetait hier encore comme « immondice »  .

samedi, juin 02, 2007

Défiler (Ne pas se)

La Marche des Fiertés, c'est tout le contraire d'une marche militaire. C'est un espace et un temps sociaux où l'on peut abandonner cet "uniforme civil" par lequel on manifeste son appartenance à la société civile et civilisée (voire à la "bonne" société), les seules "distinctions" autorisées étant celles qui sont "utiles" à la dite société (comme l'énonce la déclartion des droits de l'homme et du citoyen), cest-à-dire les insignes ou lesindices de son rang dans l'odre social, du standing auquel on aspire ou prétend, etc. Mais hors de cet espace-temps, l'epace-temps "normal" n'est pas suspendu, l'ordre continue à régner. La Marche a désormais droit de cité, mais les Fiertés n'ont pas encore droit de carnaval sur la cité. Ceux qui s'y amusent à transfigurer leur "corps de misère" en "corps de gloire" par des voies "hérétiques" s'exposent donc (tant qu'ils restent dans ses limites) à des formes douces d'excommunication - par exemple, au "ridicule" - c'est-à-dire à ne pas être pris au sérieux par les gens qui aiment à se prendre (et à ce qu'on les prenne) au sérieux. Bien heureusement (pour combien de temps encore), ce ridicule ne tue plus (ou plutôt il ne tue plus que "ceux qui y croirent", comme dirait Charles Pasqua) : il n'a plus les moyens de sa politique.

Mais enfin, si nous ne pouvons pas les oublier le reste de l'année (le reste de l'année, c'est leur "Marche" à eux, et ils ne se privent pas d'exhiber leur fierté d'"en être" - du bon côté de la barrière, du batôn, c'est-à-dire de ceux qui, à vaincre sans péril, triomphent sans gloire : c'est dire s'il n'y a pas de quoi être fier), efforçons-nous au moins de les oublier aujourd'hui et contentons-nous d'admirer les artistes.



Parfois, à l'école, des enfants se moquent de moi, parce je porte un "bonnet de fille", disent-ils. Voici ce que j'aimerais leur répondre : "les machines binaires sont des appareils de pouvoir pour casser les devenirs : tu es homme ou femme, blanc ou noir, penseur ou vivant, bourgeois ou prolétaire ?" (Gilles Dleuze, Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1977)



La Marche des Fiertés, c'est aussi le contraire d'un show, d'un défilé ou d'une exhibition. C'est peut-être ce qu'il y a de plus difficile à comprendre et à faire comprendre.



Aussi, je laisserai la parole à un grand pédagogue :

"Là nous n’avons plus de secret, nous n’avons plus rien à cacher. C’est nous qui sommes devenus un secret, c’est nous qui sommes cachés, bien que tout ce que nous faisons, nous le fassions au grand jour et dans la lumière crue. C’est le contraire du romantisme du « maudit ». Nous nous sommes peints aux couleurs du monde. (…) Le grand secret, c’est quand on n’a plus rien à cacher, et que personne alors ne peut vous saisir. Secret partout, rien à dire. (…) Nous nous faisons chanter nous-mêmes, nous faisons les mystérieux, les discrets, nous avançons avec l’air « voyez sous quel secret je ploie ». L’écharde dans la chair. (…) On invente toujours de nouvelles races dé prêtres pour le sale petit secret, qui n’a d'autre objet que de se faire reconnaître, nous remettre dans un trou bien noir, nous faire rebondir sur le mur bien blanc. (…) Ton secret, on le voit toujours sur ton visage et dans ton œil. Perds le visage. Deviens capable d’aimer sans souvenir, sans fantasme et sans interprétation, sans faire le point. Qu’il y ait seulement des flux, qui tantôt tarissent, se glacent ou débordent, tantôt se conjuguent ou s’écartent. (…) Chaque ligne où quelqu’un se déchaîne est une ligne de pudeur, par opposition à la cochonnerie laborieuse, ponctuelle, enchaînée d’écrivains français." (Gilles Deleuze, Claire Parnet, op. cit.)



"L’homme ne devient animal que si l’animal, de son côté, devient son, couleur ou ligne. C’est un bloc de devenir toujours asymétrique. Non pas que les deux termes s’échangent, ils ne s’échangent pas du tout, mais l’un ne devient l’autre que si l’autre devient autre chose encore, et si les termes s’effacent. C’est quand le sourire est sans chat, comme dit Lewis Carroll, que l’homme peut effectivement devenir chat, au moment où il sourit. Ce n’est pas l’homme qui chante ou qui peint, c’est l’homme qui devient animal, mais juste en même temps que l’animal devient musical ou pure couleur, ou ligne étonnamment simple : les oiseaux de Mozart, c’est l’homme qui devient oiseau, parce que l’oiseau devient musical." (Gilles Deleuze, Claire Parnet, op. cit.)

Cent fois sur le métier...

Le 10 juin dernier (c'était en 2006, donc), 3 500 hiéroglyphes essayaient de faire bouger la pyramide humaine.



Mademoiselle Distinguée et moi en étions et nous n'étions pas peu fiers d'en être.

Voici pourquoi.

L’un de mes premiers souvenirs de cette manifestation, c’est un sentiment de désorientation heureuse : participer à une manifestation - particulièrement à une manifestation comme celle-ci, à une manifestation dont l’enjeu est justement la mise en question des limites implicites de la « visibilité » dans la vie de tous les jours - c’est justement « s’exposer » au sens le plus fort du terme - s’exposer à des rencontres « improbables » - c’est s’exposer à rencontrer, à un détour ou à un autre du « défilé », un visage « connu », voire « familier » - et s’exposer par conséquent à ce que lui-même rencontre un visage de vous inconnu de lui jusque-là, et qu’ainsi, parce qu’en découvrant la « face cachée » (ou du moins l’une d’elle) de l’une de ses « connaissances » (dont il n’a et n’a à avoir qu’une connaissance toute de surface) ou de l’un de ses « familiers » (dont le visage perd alors justement ses contours familiers, ses traits distinctifs, sa « nature » et son « naturel ») voire de l’un de ses « intimes » (envers qui il n’est pas censé avoir quoi que ce soit à cacher et qui réciproquement ne devrait pas avoir à se sentir « intimidé » par lui), il découvre en même temps une face cachée à son propre univers, vous dépouillez celui-ci de sa sainte simplicité et par conséquent de l’une des conditions vitales de la foi implicite qu’il peut avoir en lui - vous le privez d’un bien précieux entre tous : son « innocence » - sans l’avoir cherché, peut-être, mais nos sans l’avoir choisi. Mise en question de l’identité à soi du monde connu qui se traduit bien souvent par la question - mal posée, mal dite, maudite même, mais pratiquement inévitable - de la possibilité d’identifier l’inconnu : « s’il y est, est-ce par ce qu’il en est ? », « puis-je me permettre de lui poser la question ? » (sachant qu’ainsi je lui laisse la responsabilité d’autoriser ou d’interdire - par une réponse « franche » dans un sens ou dans l’autre - une dénégation dans laquelle j’aimerais sans doute mieux - c’est le choix de la facilité - me maintenir à loisir - « s’il y est, ce n’est pas forcément qu’il en est »). La réciproque, d’ailleurs, est vraie.

J’avoue à ma grande honte m’être posé toute une série de question dans ce goût-là (« dois-je croire que… ? », « croit-il que … ? » « dois-je le laisser croire que… ?), même si, pour ma défense, je peux dire que c’était sur un mode amusé plutôt qu’angoissé (rien ne m’ennuie d’avantage que la feinte - et on ne peut plus forcée - « simplicité » des rapports sociaux qui se donnent comme « naturels ») - je me les posait, donc, jusqu’à que je prenne conscience, justement, que la réciproque était très probablement vraie - qu’il y avait de fortes chances que « en face », on se pose les mêmes questions - en gros : "Que doit-il penser de moi ?" Mais dans mon cas cela signifiait plutôt : "Que va-t-il penser de moi, lui qui sait que je me rallie, non à la famille, mais à la meute (pour parler comme Eugène Sue) ?", "Pour qui je me prends ?", "Pour quoi j'essaie de me faire passer ?", "Qui j'essaie de tromper ?". Et puis je me suis repris et en j'en suis venu à la conclusion que là encore la réciproque était très probablement vraie : après tout, nul d'entre nous n'avait les moyens d'être absolument sûr de l'identité de chacun - et c'était un peu le propos. Nous étions peut-être tous des imposteurs (pensée réjouissante) - mais après tout quelle importance ? N'étions-nous pas là justement pour rappeler que les identités "en bonne et due forme" ne sont que des impostures légitimes (qu'est-ce qu'un juge sinon quelqu'un à qui on reconnaît le droit de se prendre pour un juge? - et de porter une robe, même quand le juge "est" un homme !)et les identifications "certifiées conformes" des prises de possession, des actes de magie - sociale - réussis ?

Aussi suis-je revenu chaque année, pour manifester que je n'avais pas honte de m'"afficher" avec "ces gens-là", au risque d'être compté - quand ce n'était pas tout simplement d'être pris pour - "l'un d'entre eux". (Crainte qui est après tout l'une des sources de l'homophobie ordinaire.)

Bien sûr, cette année-là, en venant ensemble, en marchant ensemble, Mademoiselle Distinguée et moi, on avait plus de chances de passer pour des imposteurs. Mais comme nous étions là justement pour revendiquer notre droit à ne pas désavouer ce que nous sommes, à ne pas renier ce qui nous fait être ce que nous sommes, nos goûts et nos dégoûts, nos ennemis déclarés et nos affinités secrètes, ce que nous aimons et surtout qui nous aimons, bref, à afficher nos couleurs, à troubler et à être troublés.

C'est encore loin, Grand Schtroumpf ?

Aujourd'hui (Samedi 2 juin 2007), c'est le jour de la Marche des fiertés, ex-Marche des fiertés lesbienne, gay bi et trans, ex-Lesbian and Gay and Bi and Trans Pride, ex-Lesabian and Gay Pride, ex-Gay Pride. (Rendez-vous à 15 heures place de la victoire.)Cette succession ininterrompue de changements d'enseigne peut prêter à rire (ce qui ne serait pas un mal en soi), néanmoins, elle témoine d'un souci extrêmement sérieux, qui est d'ailleurs l'une des raisons d'être de cette marche : celui de ne jamais se laisser imposer d'identité, fut-ce une identité qu'on aurait soi-même inventé "pour les besoins de la cause" (pour retirer leur monopole aux identités et aux idées "toutes faites", pour se donner la force de se réinventer soi-même), même si on eu du mal à le faire - surtout pas quand on s'est donné tant de mal pour le faire : ce que le Ché disait des mobilisations révolutionnaires est encore plus vraie des mobilisations "identitaires" (celles qui aspirent à remettre en cause, en question ou en jeu l'identité même de ceux qui y participent - celles dont la "cause" est justement de faire de cette identité une "question sociale" - et d'abord pour eux-mêmes, contre leur propre tendance à s'en remettre aux "évidences" ou à la "providence" - de nature à remettre en question le "jeu politique" - et d'abord leur propre acceptation de ses limites implicites, de ce qui est "de nature" à constituer un enjeu politique ou non): la question de vie ou de mort pour ceux qui montent sur la proverbiale "bicyclette", ce n'est pas seulement de continuer à avancer, c'est de ne pas avancer toujours dans la même direction, d'éviter les pièges, les bombes, tous les nouveaux dangers qui surgissent sur le chemin qu'on invente, ce qui suppose de ne pas s'en remettre à sa propre inertie - autrement dit : si elle avance toujours dans la même direction, elle fonce droit dans le mur - ou dans l'abîme -, il est encore préférable qu'elle "tombe" avant.