Cent fois sur le métier...
Le 10 juin dernier (c'était en 2006, donc), 3 500 hiéroglyphes essayaient de faire bouger la pyramide humaine.
Mademoiselle Distinguée et moi en étions et nous n'étions pas peu fiers d'en être.
Voici pourquoi.
L’un de mes premiers souvenirs de cette manifestation, c’est un sentiment de désorientation heureuse : participer à une manifestation - particulièrement à une manifestation comme celle-ci, à une manifestation dont l’enjeu est justement la mise en question des limites implicites de la « visibilité » dans la vie de tous les jours - c’est justement « s’exposer » au sens le plus fort du terme - s’exposer à des rencontres « improbables » - c’est s’exposer à rencontrer, à un détour ou à un autre du « défilé », un visage « connu », voire « familier » - et s’exposer par conséquent à ce que lui-même rencontre un visage de vous inconnu de lui jusque-là, et qu’ainsi, parce qu’en découvrant la « face cachée » (ou du moins l’une d’elle) de l’une de ses « connaissances » (dont il n’a et n’a à avoir qu’une connaissance toute de surface) ou de l’un de ses « familiers » (dont le visage perd alors justement ses contours familiers, ses traits distinctifs, sa « nature » et son « naturel ») voire de l’un de ses « intimes » (envers qui il n’est pas censé avoir quoi que ce soit à cacher et qui réciproquement ne devrait pas avoir à se sentir « intimidé » par lui), il découvre en même temps une face cachée à son propre univers, vous dépouillez celui-ci de sa sainte simplicité et par conséquent de l’une des conditions vitales de la foi implicite qu’il peut avoir en lui - vous le privez d’un bien précieux entre tous : son « innocence » - sans l’avoir cherché, peut-être, mais nos sans l’avoir choisi. Mise en question de l’identité à soi du monde connu qui se traduit bien souvent par la question - mal posée, mal dite, maudite même, mais pratiquement inévitable - de la possibilité d’identifier l’inconnu : « s’il y est, est-ce par ce qu’il en est ? », « puis-je me permettre de lui poser la question ? » (sachant qu’ainsi je lui laisse la responsabilité d’autoriser ou d’interdire - par une réponse « franche » dans un sens ou dans l’autre - une dénégation dans laquelle j’aimerais sans doute mieux - c’est le choix de la facilité - me maintenir à loisir - « s’il y est, ce n’est pas forcément qu’il en est »). La réciproque, d’ailleurs, est vraie.
J’avoue à ma grande honte m’être posé toute une série de question dans ce goût-là (« dois-je croire que… ? », « croit-il que … ? » « dois-je le laisser croire que… ?), même si, pour ma défense, je peux dire que c’était sur un mode amusé plutôt qu’angoissé (rien ne m’ennuie d’avantage que la feinte - et on ne peut plus forcée - « simplicité » des rapports sociaux qui se donnent comme « naturels ») - je me les posait, donc, jusqu’à que je prenne conscience, justement, que la réciproque était très probablement vraie - qu’il y avait de fortes chances que « en face », on se pose les mêmes questions - en gros : "Que doit-il penser de moi ?" Mais dans mon cas cela signifiait plutôt : "Que va-t-il penser de moi, lui qui sait que je me rallie, non à la famille, mais à la meute (pour parler comme Eugène Sue) ?", "Pour qui je me prends ?", "Pour quoi j'essaie de me faire passer ?", "Qui j'essaie de tromper ?". Et puis je me suis repris et en j'en suis venu à la conclusion que là encore la réciproque était très probablement vraie : après tout, nul d'entre nous n'avait les moyens d'être absolument sûr de l'identité de chacun - et c'était un peu le propos. Nous étions peut-être tous des imposteurs (pensée réjouissante) - mais après tout quelle importance ? N'étions-nous pas là justement pour rappeler que les identités "en bonne et due forme" ne sont que des impostures légitimes (qu'est-ce qu'un juge sinon quelqu'un à qui on reconnaît le droit de se prendre pour un juge? - et de porter une robe, même quand le juge "est" un homme !)et les identifications "certifiées conformes" des prises de possession, des actes de magie - sociale - réussis ?
Aussi suis-je revenu chaque année, pour manifester que je n'avais pas honte de m'"afficher" avec "ces gens-là", au risque d'être compté - quand ce n'était pas tout simplement d'être pris pour - "l'un d'entre eux". (Crainte qui est après tout l'une des sources de l'homophobie ordinaire.)
Bien sûr, cette année-là, en venant ensemble, en marchant ensemble, Mademoiselle Distinguée et moi, on avait plus de chances de passer pour des imposteurs. Mais comme nous étions là justement pour revendiquer notre droit à ne pas désavouer ce que nous sommes, à ne pas renier ce qui nous fait être ce que nous sommes, nos goûts et nos dégoûts, nos ennemis déclarés et nos affinités secrètes, ce que nous aimons et surtout qui nous aimons, bref, à afficher nos couleurs, à troubler et à être troublés.
Mademoiselle Distinguée et moi en étions et nous n'étions pas peu fiers d'en être.
Voici pourquoi.
L’un de mes premiers souvenirs de cette manifestation, c’est un sentiment de désorientation heureuse : participer à une manifestation - particulièrement à une manifestation comme celle-ci, à une manifestation dont l’enjeu est justement la mise en question des limites implicites de la « visibilité » dans la vie de tous les jours - c’est justement « s’exposer » au sens le plus fort du terme - s’exposer à des rencontres « improbables » - c’est s’exposer à rencontrer, à un détour ou à un autre du « défilé », un visage « connu », voire « familier » - et s’exposer par conséquent à ce que lui-même rencontre un visage de vous inconnu de lui jusque-là, et qu’ainsi, parce qu’en découvrant la « face cachée » (ou du moins l’une d’elle) de l’une de ses « connaissances » (dont il n’a et n’a à avoir qu’une connaissance toute de surface) ou de l’un de ses « familiers » (dont le visage perd alors justement ses contours familiers, ses traits distinctifs, sa « nature » et son « naturel ») voire de l’un de ses « intimes » (envers qui il n’est pas censé avoir quoi que ce soit à cacher et qui réciproquement ne devrait pas avoir à se sentir « intimidé » par lui), il découvre en même temps une face cachée à son propre univers, vous dépouillez celui-ci de sa sainte simplicité et par conséquent de l’une des conditions vitales de la foi implicite qu’il peut avoir en lui - vous le privez d’un bien précieux entre tous : son « innocence » - sans l’avoir cherché, peut-être, mais nos sans l’avoir choisi. Mise en question de l’identité à soi du monde connu qui se traduit bien souvent par la question - mal posée, mal dite, maudite même, mais pratiquement inévitable - de la possibilité d’identifier l’inconnu : « s’il y est, est-ce par ce qu’il en est ? », « puis-je me permettre de lui poser la question ? » (sachant qu’ainsi je lui laisse la responsabilité d’autoriser ou d’interdire - par une réponse « franche » dans un sens ou dans l’autre - une dénégation dans laquelle j’aimerais sans doute mieux - c’est le choix de la facilité - me maintenir à loisir - « s’il y est, ce n’est pas forcément qu’il en est »). La réciproque, d’ailleurs, est vraie.
J’avoue à ma grande honte m’être posé toute une série de question dans ce goût-là (« dois-je croire que… ? », « croit-il que … ? » « dois-je le laisser croire que… ?), même si, pour ma défense, je peux dire que c’était sur un mode amusé plutôt qu’angoissé (rien ne m’ennuie d’avantage que la feinte - et on ne peut plus forcée - « simplicité » des rapports sociaux qui se donnent comme « naturels ») - je me les posait, donc, jusqu’à que je prenne conscience, justement, que la réciproque était très probablement vraie - qu’il y avait de fortes chances que « en face », on se pose les mêmes questions - en gros : "Que doit-il penser de moi ?" Mais dans mon cas cela signifiait plutôt : "Que va-t-il penser de moi, lui qui sait que je me rallie, non à la famille, mais à la meute (pour parler comme Eugène Sue) ?", "Pour qui je me prends ?", "Pour quoi j'essaie de me faire passer ?", "Qui j'essaie de tromper ?". Et puis je me suis repris et en j'en suis venu à la conclusion que là encore la réciproque était très probablement vraie : après tout, nul d'entre nous n'avait les moyens d'être absolument sûr de l'identité de chacun - et c'était un peu le propos. Nous étions peut-être tous des imposteurs (pensée réjouissante) - mais après tout quelle importance ? N'étions-nous pas là justement pour rappeler que les identités "en bonne et due forme" ne sont que des impostures légitimes (qu'est-ce qu'un juge sinon quelqu'un à qui on reconnaît le droit de se prendre pour un juge? - et de porter une robe, même quand le juge "est" un homme !)et les identifications "certifiées conformes" des prises de possession, des actes de magie - sociale - réussis ?
Aussi suis-je revenu chaque année, pour manifester que je n'avais pas honte de m'"afficher" avec "ces gens-là", au risque d'être compté - quand ce n'était pas tout simplement d'être pris pour - "l'un d'entre eux". (Crainte qui est après tout l'une des sources de l'homophobie ordinaire.)
Bien sûr, cette année-là, en venant ensemble, en marchant ensemble, Mademoiselle Distinguée et moi, on avait plus de chances de passer pour des imposteurs. Mais comme nous étions là justement pour revendiquer notre droit à ne pas désavouer ce que nous sommes, à ne pas renier ce qui nous fait être ce que nous sommes, nos goûts et nos dégoûts, nos ennemis déclarés et nos affinités secrètes, ce que nous aimons et surtout qui nous aimons, bref, à afficher nos couleurs, à troubler et à être troublés.
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